Livre Et nous sommes revenus seuls de Lili Keller-Rosemberg
Lecture

Livre « Et nous sommes revenus seuls »

En septembre 1942, Lili Keller-Rosemberg vient d’avoir 10 ans. Elle vit à Roubaix, dans le Nord. Elle est juive, sans savoir vraiment ce que cela signifie. Elle va à l’école « le cœur léger » mais elle porte déjà la fameuse étoile jaune. Les soldats allemands ont envahi la ville. Et puis vient ce 27 octobre 1943, aux alentours de 3h du matin, l’arrestation de sa famille. À l’âge de 11 ans, elle est déportée au camp de Ravensbrück puis à Bergen-Belsen. Elle rencontrera notamment Geneviève de Gaulle, la nièce du Général, et Martha Desrumaux, qui sera reconnue comme une grande résistante de la région.

Lili Keller-Rosenberg est l’une des dernières survivantes de la Shoah et consacre sa vie à témoigner auprès de collégiens et de lycéens de la France entière. « Il me fallait témoigner pour révéler à tous, au monde, aux jeunes générations, cette tragédie à nulle autre pareille, afin qu’elle ne se reproduise plus jamais. »

J’en ai lu des dizaines, des témoignages de la déportation, de la vie dans les camps de concentration. Mais je suis toujours aussi émue, troublée, choquée et effarée de ce que je lis. Un récit marquant, où Lili transmet son histoire, sa leçon de citoyenneté, de tolérance et d’humanisme. Mission accomplie, effectivement, un grand merci pour tout ça !

J’ai eu la chance de la rencontrer lors de sa venue à La Grand Librairie à Arras, suite à l’invitation de la Ville d’Arras et du Rotary Club d’Arras. J’y ai acheté son livre, « Et nous sommes revenus seuls« , elle m’y a laissé ce mot.

Extraits du livre

« Nous voyons entrer des soldats, mais nous ne sommes plus bien conscients. En nous découvrant, pauvres déchets humains, tous mélangés, les survivants et les morts dans une puanteur atroce, ils font quelques pas en arrière, les yeux effarés de terreur, paralysés d’effroi, et n’osent pas s’approcher de nous, les enfants. »

« Ils ont ouvert les grilles du camp des hommes d’à côté, qui se sont précipités dans le nôtre, telle une armée de squelettes ambulants, faméliques, les yeux hagards, effrayants, à la recherche d’une épouse, une mère, une fille, une sœur… »

« Nous sommes libérés, mais nous restons blottis les uns contre les autres. Ce mot, Libération, ne résonne pas en nous. Je ne ressens pas de joie. »

« Les cœurs battent à tout rompre, mais pour nous, c’est l’incertitude la plus totale, le soulagement mêlé à une terrible angoisse : comment allons-nous faire, où allons-nous rentrer, sans maman ? (…) Nous allons devoir partir, tous les trois, sans revoir notre chère maman, qui est tout pour nous, notre guide, notre nourrice, notre consolation, notre soutien constant, sans pouvoir l’embrasser une dernière fois, sans savoir où aller. »

« Nous sommes une armée de morts-vivants (…) Après plusieurs centaines de mètres, à bout de forces, je ne tiens plus, je suis sur le point de m’écrouler. (…) Nous pleurons de notre impuissance. »

« Je pense à maman. Est-elle toujours en vie ? »

« Comme un petit troupeau, nous entrons dans l’hôtel, mitraillés par les photographes. Nous sommes tous les trois les plus petits déportés de ce cortège spectaculaire, symbolisant malgré nous la cruauté impitoyable des SS et l’enfer dont nous revenons. Aujourd’hui encore, j’ai un pincement au cœur. Souvent, j’ai repensé à l’amertume que nous avons ressentie à ce moment-là. Je revois cette scène. Tout le monde se retrouve, les familles s’embrassent, pleurent, rient, partout c’est la joie, mais personne n’est là pour nous. Personne n’est venu nous chercher. Les gens sont heureux et nous, nous sommes infiniment tristes, seuls, sans nos parents dont nous ne savons rien, ni s’ils vivent encore ni s’ils sont morts. »

L’arrestation

« Décrire la scène de la fouille m’est, aujourd’hui encore, pénible. Sur ordre d’un SS, nous tous, hommes, femmes et enfants, devons nous mettre nus. Nous obtempérons, mais c’est très difficile, surtout pour maman devant ses fils et ces jeunes SS pleins de morgue. Nous ne l’avons jamais vue nue. Je ressens sa gêne extrême, tout ces corps jeunes ou vieux m’incommodent énormément. Un à un, nous devons alors pénétrer dans la guérite dans laquelle deux SS, très jeunes, sont assis et nous attendent pour procéder à la fouille. Il nous faut ouvrir la bouche pour qu’ils vérifient que nous n’y cachons aucun objet de valeur, argent ou bijoux en or qu’ils auraient pu s’approprier, puis ils nous forcent à nous pencher vers l’avant et à écarter les jambes, et pendant que l’un des deux SS éclaire avec sa lampe de poche, l’autre s’assure que rien ne se trouve à l’intérieur de notre sexe et de notre anus. Des larmes de honte me brûlent les yeux. Jamais je n’oublierai cette humiliation. »

La déportation

« Plus tard, (…) j’apprendrai que sur les 25 482 Juifs et 352 Tziganes qui ont transité entre 1942 et 1943 par le camp de Malines – qui fut pour nous ce que Westerbork, aux Pays-Bas, fut pour Anne Frank, et Drancy pour Simone Veil -, presque tous ont été déportés directement à Auschwitz-Birkenau, gazés dès leur arrivée. »

« Je ne sais pas à quel moment nous perdons papa de vue, je ne me souviens pas du dernier mot que nous avons pu échanger, du dernier geste, du dernier regard. Je revois juste la confusion totale, la cohue sur le quai de la gare, les gens qui courent dans tous les sens, j’entends les cris des SS qui gueulent et les aboiements des chiens, on se cramponne à maman et, dans l’effroi total, nous ne nous rendons même pas compte que papa n’est plus avec nous. On ne peut pas s’imaginer ce qu’est cette pagaille, à quel point les gens sont affolés… »

« Le voyage dure plusieurs jours, quatre ou cinq jours je pense, dans la terreur, le noir, le manque d’air et la tinette au milieu de tous. C’est épouvantable. »

« C’est quelque chose d’atroce, d’humiliant, que jamais je ne pourrai oublier. »

« (…) ça gueule, les chiens aboient et tout le monde court, les petits enfants pleurent, apeurés, les mères, impuissantes, gémissent, ne savent où aller, tous se bousculent, certains tombent, d’autres marchent dessus. C’est l’affolement total, et l’on suit la foule. »

« Bientôt, nous sommes méconnaissables, tout nus et horribles avec nos vilaines têtes rasées. »

« Après ça, on nous distribue à chacun une robe rayée gris et bleu et un numéro de matricule inscrit sur un tissu que maman devra coudre sur nos robes. André à le numéro 25 610, Robert le 25 611. Moi je porterai le numéro 25 612. Maman le 25 613. Nous devrons le connaître par cœur et en allemand Fünf und zwanzig tausend sechs hundert zwölf. Sinon, nous risquons les coups de schlague* (matraque). A quatre-vint-huit ans, je le connais encore par cœur. C’est indélébile. »

« Nous allons vivre des mois entiers dans cet endroit immonde, tentant, nous, enfants, de nous faire le plus petits possible, de nous rendre invisibles, tant la peur nous étreint à chaque instant. »

Ravensbrück

« Certaines, plus faibles, pâles, se pincent les joues pour ne pas être éliminées, car celles qui sont jugées inaptes au travail ou trop affaiblies, trop vieilles, trop malades, doivent monter dans des camions et nous ne les revoyons jamais. Nous appelons cela « les transports noirs ». Ils les conduisent à la mort. Des « liquidées », il ne reste bientôt plus que le souvenir et les vêtements rapportés des convois précédents. »

« Elle doit refaire des routes, déplacer des pierres, puis les remettre à leur place d’origine. Des travaux bien souvent absurdes, qui n’ont d’autre but que de l’abrutir, de la réduire à un état d’esclave, de néant. »

« Chaque jour, après l’Appel, nous regardons, impuissantes, maman partir pour souffrir (…) »

« Nous vivons comme des ombres (…) Nous ne pleurons même plus. »

« Nos morts étaient programmées, (…) »

« (…) seules les dernières arrivées sont encore réglées. La malnutrition, l’amaigrissement, les conditions de vie ignobles ont stoppé les menstruations des autres. »

« (…) mais elle nous répète : « Les enfants, vous voyez, on nous a tout pris, nous n’avons plus rien. Mais il ne faut pas courber la tête. Redressons-nous. Soyons dignes. Et pour rester dignes, il faut faire sa toilette chaque jour, avoir l’air correct. » Aujourd’hui encore, quand j’y repense, je trouve incroyable, invraisemblable cette force de caractère de maman. C’était un supplice pour nous, il faisait un froid glacial, c’était la nuit, mais elle tenait à ce que nous ayons ce moment d’intimité, à notre propreté, dans cet endroit sans nom, de boue, de puanteur, infesté de poux, oui, envers et contre tout, elle voulait que nous restions présentables, respectables… Toute ma vie, l’apparence physique restera importante, par respect pour autrui et pour moi-même, et je pense que cela vient de là. J’ai gardé cette leçon de vie, celle de tenter de rester digne, en toutes circonstances. »

« Dans cet enfer, il y a aussi eu cette solidarité incroyable, des femmes exceptionnelles, qui ont tout donné pour que des enfants restent en vie. Je connais aujourd’hui un déporté, Jean-Claude, qui est né à Ravensbrück, et qui se plaît à dire qu’il est « européen », parce qu’il a été nourri au sein de femmes aux multiples nationalités. »

« Tout ici est absurde. »

« Je n’ai plus rien d’une enfant. Je ne sais plus ce qu’est l’enfance. »

« Nous sommes désormais sans force. Nous ne sourions plus jamais. Dans les allées, je vois parfois passer d’autres enfants rachitiques, aux grands yeux tragiques. Nous sommes de ceux-là, infestés de vermine, rongés par la dysenterie. »

« J’ai douze ans maintenant, et toute cette souffrance, cette peur quotidienne, cette vie misérable sont devenus presque un spectacle ordinaire. »

« Au petit jour, les camions s’arrêtent et nous finissons à pied, à bout de forces, exténués. Mais à peine sortons-nous à l’air libre que nous sommes saisis par l’odeur, épouvantable, effroyable, qui nous prend au nez, tandis que dans notre champ de vision une âcre et noire colonne de fumée monte en continu vers le ciel, annonciatrice du pire. »

« (…) nous franchissons l’entrée du camp et découvrons ce décor apocalyptique, la peur tenaillée au ventre, sous les cris féroces des SS qui nous talonnent. Nous avançons vers notre fin, le néant. Des centaines de cadavres jonchent le sol, nous devons les enjamber, partout, des morts-vivants gisent, décharnés… »

L’enfer

« Robert et moi nous couchons à moitié sur une personne qui nous laisse faire, ne nous fait aucune remarque désobligeante. A la clarté du jour naissant, nous découvrons que nous avons dormi sur un cadavre. »

« Il y a des morts et des grands malades qui gisent dans une puanteur extrême. Ils n’ont plus la force de se lever pour faire leurs besoins à l’extérieur et se soulagent sous eux. Les sols sont souillés d’excréments. Je suis horrifiée. »

« (…) mais en sortant, j’ai un haut-le-cœur : en face de notre baraquement, dans une espèce de hangar, sont entassés des monceaux de cadavres, nus, pêle-mêle, des corps squelettiques jetés là comme des déchets devant lesquels les SS passent et repassent, indifférents. L’enfer, c’est ici. »

« Je regarde ce spectacle pitoyable, effrayée, en me disant que les gens que je vois n’ont plus rien d’humain. »

« Les nazis comptent sur l’épuisement, la faim, et la terrible épidémie de typhus qui y sévit, pour exterminer les déportés qui sont devenus, pour la plupart, des squelettes ambulants. »

« Au petit matin, les charrettes remplies à ras bord acheminent les corps vers les fosses, creusées par des déportées. Les nazis les aspergent d’essence ou de chaux vive et puis y mettent le feu. Ce sont tous ces corps qui brûlent à ciel ouvert que nous voyons partir en fumée, c’est ça, l’odeur pestilentielle que l’on sent à des kilomètres, et qui nous a pris à la gorge dès la sortie des camions lorsque nous sommes arrivés. Avec mes yeux d’enfant, j’ai mis du temps à le comprendre. »

« Le petit garçon meurt lui aussi sous mes yeux. Puis c’est la maman qui s’éteint. Et la petite fille reste seule. Elle est assise par terre, pleure et appelle sa mère. Elle ne comprend pas qu’elle ne lui réponde pas. Ces images terribles me hanteront à tout jamais. »

« La mort était notre quotidien. »

« Je me demande encore comment nous avons fait pour en revenir vivants. Cela tient du miracle. »

Le retour

« Notre mère nous a insufflé la foi dans la vie, elle a été l’ultime rocher auquel nous avons pu nous accrocher quand tout s’effondrait, que nous n’avions plus rien, que nous n’étions plus rien. Elle a continué à nous apprendre à nous tenir debout au milieu de ce champ de lambeaux de chair et de cendres. Elle a tenu à ce que l’on reste dignes, toujours. Elle s’est privée du peu qu’elle avait pour nous le donner. Elle a été notre joie quand nous la retrouvions le soir à Ravensbrück, alors qu’elle n’avait plus aucune force après le calvaire de l’Arbeit. Elle s’est battue chaque jour pour trouver de quoi nous nourrir, récupérer un bout de sucre, un peu d’avoine pour André. A Bergen-Belsen, son amour a permis que nous tenions encore, encore un peu… Elle n’a survécu que pour notre survie. Maman a été notre guide, notre soutien, notre refuge, notre modèle. Elle a su nous protéger, nous aimer par dessus tout. Notre mère nous a portés deux fois. Elle nous a donné deux fois la vie. L’amour d’une mère est incommensurable. »

« Elle a tant souffert qu’elle ne peut plus être la même qu’avant. »

« La guerre est finie. Les gens veulent oublier, s’amuser, retrouver de la légèreté. C’est, pour moi, un autre monde. »

« J’ai conscience qu’il me sera longtemps difficile d’en parler. (…) Je sais que je suis plus forte qu’on ne le croit, qu’avec le temps, je me remettrai de ce terrible passé. Jamais je n’oublierai, cela restera imprégné dans ma chair. Mais je saurai faire face. »

« Mon cœur n’est pas le seul à ne pas se réparer rapidement. Mon corps aussi met des années à se rétablir, tant bien que mal. »

L’après

« Nous avons le sentiment que nous ne pouvons raconter à personne cet enfer, ces souffrances quotidiennes, cette vie de bêtes battues que nous avons menée pendant près de deux ans. Nous sommes traumatisés. (…) N’être pas crus nous blesse terriblement. Alors, pendant longtemps, nous nous taisons. »

« Il faut parler au nom de tous ceux qui ne sont pas revenus. »

« Jamais je ne leur pardonnerai. Six millions d’être humains sont morts dans d’atroces souffrances, barbares, inhumaines, tout simplement parce qu’ils étaient juifs. C’est impardonnable. »

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